nine of wands. (eve)

black eyes, nose bleeds;

ce soir, je porte mon attitude de tête à claques comme le plus stylé des tuxedos. c'est un miracle qu'il m'aient laissé rentrer; j'ai fait aucun effort vestimentaire, en dehors de la couche non-négligeable de déodorant que j'ai appliqué sous mes aisselles et les trois minutes que j'ai passé à me laver les yeux, je suis dans la négligence totale. mes cheveux sont sales et les bottines en cuir que je porte, assorties à ma veste en cuir, disent de moi que je suis resté coincé en 2016. j'ai oublié de me parfumer, j'ai pas checké mon compte en banque pour m'assurer que je pouvais payer un verre à toutes les filles que je voulais.

ça va faire une demi heure que je suis assis au comptoir, environ vingt-six minutes que j'ai sorti mes écouteurs pour écouter ma propre musique, saoulé par les chansons commerciales irritantes que le dj enchaîne. j'ai abordé personne et personne ne m'a abordé. j'en suis à ma troisième pinte; pas d'alcool fancy ce soir, juste besoin de quelque chose de simple, juste besoin de redevenir le légendaire anglais grincheux, le stéréotype dont tout le monde parle à travers le monde, le cliché que tout le monde connait. si j'avais pu rentrer avec un cumulonimbus pour me pleuvoir sur la tête le look aurait définitivement été complet.

je laisse mes yeux traîner sur les gens qui m'entourent, quand j'ai pas le nez plongé dans mon verre. j'essaye de lire les mots qu'ils prononcent sur leurs lèvres, je révise mes cours en essayant de déchiffrer le langage du corps du type qui envoie des textos directement en face de moi, le comptoir formant un énorme carré, en aparté de la piste de dance. puis celui de la fille qui essaye de faire comprendre au gars qui la baratine depuis dix minutes qu'elle est intéressée. je m'amuse à faire correspondre les paroles qui tombent dans mes oreilles avec les situations auxquelles je suis confronté, avec la vie de tous ces inconnus.

je suis venu ici parce que j'avais besoin de distraction et quelque part, ça fonctionne un peu. trop occupé à m'intéresser au business des autres, j'arrive presque à esquiver mes pensées. malheureusement, le poids qui pèse sur ma poitrine demeure et j'arrive pas à m'arrêter de froncer les sourcils. c'que je ressens est à mi-chemin entre le vide est la colère, peut-être que la sensation de vide provoque la frustration et génère la colère. j'aurais pu acheter un pack de bière et me saouler dans l'intimité de ma chambre ou au frais dans un parc, mais j'aurais pas eu ce spectacle fascinant, celui des gens qui essayent de vivre, qui essayent de se faire une place dans la vie des autres, qui cherchent à donner un sens à l'insignifiance.

je suis en train de bâiller quand mon regard bifurque sur le type qui s'installe à côté du Soleil. hm, je l'ai surnommée comme ça, parce qu'elle a de longs cheveux blonds, un visage harmonieux, de jolies épaules, et elle est engagée dans une conversation animée avec la fille et son amie qui sont assises à côté d'elle et son sourire illumine l'endroit tout entier, ses yeux brillent avec intérêt, alors qu'elle est investie dans sa discussion. dans d'autres circonstances, je serais certainement allé l'aborder, je lui aurais payé un verre, je l'aurais peut-être même invité à danser, mais dans l'immédiat, je sais que je suis de mauvaise compagnie. je voudrais pas que mon cumulonimbus fasse de l'ombre à sa lumière.

pour en revenir au type, il s'accoude au comptoir, interrompt la conversation de ses dames pour se présenter. le Soleil est pas réceptive, elle le salue en retour et la détresse dans ses yeux quand elle repose son regard sur les deux filles qui l'assistent m'arrache presque un rictus. je bois ma bière pour ne pas le voir insister.
et quand j'ai le malheur de, de nouveau, regarder dans sa direction, dans une espèce de timing parfait, je le vois catapulter une pastille, du bout de son pouce qui raffle son index, tout droit dans le verre du Soleil. ni elle, ni ses copines ne s'en aperçoivent. en apparence, on dirait qu'il a lâché l'affaire, même si il reste scotché au tabouret qui assiste le sien, même alors qu'elle lui tourne le dos. en vérité, il attend juste patiemment. que son coup marche, qu'elle finisse à sa merci. la pastille ne laisse aucune trace dans le verre et le regard complice qu'il échange avec son pote me tord les entrailles.

je défais les écouteurs de mes oreilles après avoir coupé la musique et geins quand mes tympans se font agresser par la nouvelle chanson d'ed sheeran. je descends le fond de bière qu'il restait dans mon verre d'une traite avant de me lever et comme un peu plus tôt, dans un parfait timing, j'arrive juste à temps au niveau du Soleil pour m'emparer de son verre avant qu'elle le porte à ses lèvres.
je sais pas pourquoi je m'en mêle, peut-être parce que j'ai envie de me prouver que je suis pas juste fait d'eau et de lâcheté. hey, j'aboie, pour attirer l'attention du gars qui tourne la tête pour me regarder, dédaigneux. quel sombre connard, putain. j'asperge son visage du liquide empoisonné par sa merde, sauf que ça me satisfait pas, ça me suffit pas. j'pense à ce qu'il aurait pu faire au Soleil et mon putain d'sang fait qu'un seul tour. j'élance mon poing et l'écrase contre sa mâchoire de toutes mes forces.

ce qui se passe ensuite semble se dérouler dans une autre dimension, où j'ai cessé d'être acteur, où j'assiste à la commotion mais de très très loin. la musique devient sourde, les gestes sont exécutés au ralenti, la lumière basse, la vision trouble. je continue de frapper, je crois, jusqu'à ce que la douleur devienne lancinante dans mes phalanges, dans mon poignet. le collègue s'en mêle, pluie de coups. trou noir. il me semble que je hurle, à un certain point, j'lui souhaite de crever, j'le menace de le tuer, j'le traite d'abuseur, je vois rouge, tellement rouge que ça ressemble à la cécité. j'me rappelle pas comment je me trouve dehors.

c'est le froid qui me ramène doucement à la raison. je suis un peu entamé par l'alcool, j'me sens soudainement fatigué et mon nez pisse le sang. j'en ai plein le t-shirt, j'en ai plein les doigts. je pince mes narines et ça fait mal, putain. ça fait un mal de chien. je me repose contre le mur un instant, j'réalise que j'en ai aussi dans la bouche, que le fer se mêle à l'amertume qu'a laissé la bière et quand j'ai fini de voir des étoiles, quand j'ai les esprits un peu plus clair, je regarde à droite, puis à gauche et j'essaye de me rappeler de quel côté c'est le plus court pour rentrer à la maison.

j'me tâte à ressortir ma musique, au risque de salir mes écouteurs, l'écran de mon portable que je suis même pas sûr de pouvoir déverrouiller, tellement j'ai les mains qui tremblent avec l'adrénaline. j'me demande si le Soleil continue de briller à l'intérieur.

L'avantage d'être installé au comptoir d'un bar, c'est qu'on est servi rapidement. L'inconvénient, en revanche, c'est qu'il suffit d'un tabouret vide pour que n'importe qui prenne place à vos côtés, et tente de faire la discussion. Si encore les discussions restaient cordiales, ce ne serait pas un problème. Malheureusement les femmes les plus souriantes semblent être celles qui attirent le plus les hommes incapables d'intégrer un refus. Ils ont tous l'arrogance de penser que ces sourires leur sont adressés, que le regard des filles ne brillent que par leur présence, quand bien même elles ne posent pas les yeux sur eux. Les poches trop vides pour fréquenter les clubs huppés, trop habituée à traîner ses guêtres dans les pubs même les plus malfamés du globe, Eve devrait être habituée à ces hommes-là. Pourtant, l'agacement qu'elle ressent reste le même, après toutes ces années.

Elle réprime un soupir, toujours trop polie, quand l'homme qui interrompt sa discussion lui propose de danser avec lui. « Merci, mais je vais rester avec mes amies. » Ils tournent tous les deux la tête en même temps, et Eve ne prend pas garde aux gestes de l'homme qui lui échappent. Tournée vers les amies qui l'accompagnent, elle s'efforce de ne plus regarder derrière elle, pour éviter de croiser le regard de l'inconnu et l'inciter à entamer une conversation dont elle ne veut pas. Emily, l'une de celles qui est avec elle ce soir, est occupée à relater les moindres détails de son dernier date, les yeux brillants de malice, ce qui arrache à la blonde un sourire amusé, par mimétisme incontrôlé.

Elle ne prête déjà plus attention à ce qui les entoure lorsqu'un type sorti de nulle part se jette sur elle pour arracher de ses mains le verre qu'elle allait porter à ses lèvres. « Eh ! » Eve a tout juste le temps de reculer dans un sursaut quand l'alcool vient tremper le visage de l'importun, rapidement suivi d'un poing rageur. Elle a le réflexe de bondir de son tabouret pour regagner le sol, et elle s'écarte avant de se prendre un coup. La suite dépasse l'entendement, l'affrontement se déroule sans répit, sans interruption, enchaînement de coups assourdis par la musique trop forte. Sans même comprendre ce qu'il se passe, elle tente de les séparer, essaie vainement d'attraper un bras avant qu'on ne la repousse, la faisant trébucher sur le tabouret dans son dos. Il faut que les types de la sécurité s'en mêlent, et le blond qui a déclenché la baston est jeté dehors sans sommation.

Dans un élan d'incompréhension pur, et d'une légère culpabilité dont elle ne comprend pas la source, elle se fraie tant bien que mal un chemin à l'extérieur pour le rejoindre. Il est encore là, couvert de sang et d'ecchymoses qui ne tarderont pas à virer au bleu, et dont la seule vision assombrit le regard de la blonde. Elle s'approche de lui, les yeux écarquillés. « Attends, pars pas, faut que tu voies un médecin ! »

black eyes, nose bleeds;

à gauche. en passant par là, je sais que je trouverai une épicerie dans laquelle m'arrêter pour acheter une bouteille d'eau et du paracetamol. voire une barre chocolatée pour rentrer sans tourner de l’œil, parce que quand je me remets à marcher, j'sens que les muscles dans mes jambes se transforment doucement en coton. je suis stoppé dans mon élan par une voix, une silhouette qui se poste à ma hauteur; elle est là. elle m'a suivie à l'extérieur, le Soleil. elle suggère que je me fasse soigner, ce qui m'arrache un sourire.

c'est pas la première fois que je me fais brutaliser par des gars bourrés, pas la première fois que je traîne ma carcasse jusqu'à chez moi. j'ai vu bien pire, j'ai été dans de pires états. cette fois j'ai la chance de pas avoir le souffle coupé, j'ai la chance de pouvoir toujours marcher.

j'ai l'impression que mon nez veut tomber de mon visage, la commissure de mes lèvres me lance un peu, mais c'est supportable. en palpant mon nez il y a deux minutes, j'ai senti qu'il était pas cassé, donc tout va bien en théorie. on se passera des urgences. j'ai besoin d'une douche, de me changer, d'une bonne nuit de sommeil. à partir de demain, j'aurais juste à porter une paire de lunettes de soleil pour cacher la misère jusqu'à ce que ça disparaisse.

j'suis presque tenté de lui dire que je pourrais me contenter d'un bisou magique, mais après l'altercation de ce soir... too soon. il y a pas de cure contre les coquards, je réponds finalement, amusé, en me tournant pour la regarder. je vais acheter une boîte d'antidouleurs, j'ajoute en remarquant l'inquiétude briller dans son regard, même dans la rue mal éclairée. j'habite pas loin.

je continue de la regarder un instant avant de soupirer, soulagé. soulagé qu'elle ait rien, soulagé d'avoir sauté sur ce type. qui sait ce qui aurait pu se passer, qui sait ce qu'il aurait essayé de faire. la scène se remet à défiler, me faisant revivre chaque instant, chaque geste, de la colère à la rage. je me rappelle qu'elle aussi a essayé de s'interposer, de nous séparer, le prédateur et moi. je touche distraitement le bout de mon nez, réalise que le sang a cessé de couler. désolé si je t'ai fait peur, je déclare avant de renifler, ce qui me fait grimacer sous la douleur. je crois que je t'ai poussé, je t'ai pas fait mal? je m'assure, un peu gêné d'avoir été aussi brusque en voulant la protéger du bourrin, et glisse mes mains dans mes poches pour essayer de dissimuler les traces de la bagarre. même si c'est absurde, même si la plupart d'entre elles sont imprégnées dans le col de mon t-shirt et sèchent sur ma lèvre supérieure.