the past is beyond your control / flip.

Agnes n’aimait pas beaucoup les hôpitaux. C’était quelque chose avec lequel elle avait toujours eu du mal. On aurait dit que la souffrance et le chagrin lui collait à la peau, s’imiscant dans sa gorge et ses poumons, l’empêchant de respirer normalement. C’était les odeurs, les gens, l’atmosphère lourde qui régnait partout. Malgré tout le monde qui lui disait, t’en fais pas, tout le monde se sent comme ça, ça ne changeait rien. Ses souvenirs des hopitaux n’étaient pas très joyeux, et Agnes avait du mal à passer par-dessus. Ça la rendait toujours étrangement fragile, de venir là. De se laisser noyer dans les murs blancs, dans les regards vides des autres patients, dans les pas frénétiques des médecins et des infirmières. Ce silence vide qui était pourtant assourdissant. Heureusement, elle n’avait pas à y venir très souvent - juste quelques tests de routine, pour s’assurer que ses lésions n’étaient pas graves. Juste pour s’assurer que sa mémoire n’allait pas disparaître à nouveau, et que les quelques rechutes récentes étaient normales. Après être passée dans le scanner, Agnes avait enfilé ses vêtements la gorge serrée. Elle aurait aimé avoir quelqu’un pour l’accompagner, un sourire à voir en sortant de la salle d’examen, une main à attraper. Mais tout le monde était occupé, et elle ne voulait pas embêter Joel avec tout ça. Pas alors que ça faisait si peu de temps qu’ils se connaissaient. Ce n’était pas trop dans son idée d’un rendez-vous romantique - surtout pas le jour de la St-Valentin.

Au moins, elle pouvait penser à ce soir-même. Une soirée de prévu au restaurant, quelque chose de bien sans être trop chic. La présence rassurante de Joel, ce sourire qui faisait naître le sien avec tant d’aisance. Elle se raccrochait à ça, Agnes, alors qu’elle acquiesçait aux précisions du médecin. Prend tes médicaments, et évite les grand stress. Tout ira bien. Un sourire poli et pressé - un tas d’autres patients à voir après elle. Agnes le remercie donc, et s’efface sans un autre bruit. Ses pas qui ne font pas un son dans les couloirs, alors qu’elle passe quelques civières et une famille éplorée. Inspirant profondément, hâte de sortir de là - appuie sur le bouton de l’ascenseur. Ce dernier arrive après quelques secondes, et les portes s’ouvrent sur un visage familier. Le coeur d’Agnes coince, et sa gorge s’assèche d’un coup. Les yeux ronds, elle le fixe. Flip.

Une éternité qu’elle ne l’a pas vu - une vie entière, il semblerait. Pourtant son visage lui revient comme un coup de vent glacial, et elle a presque envie de tourner les talons pour aller prendre les escaliers. Pas certaine d’avoir la force de le confronter - lui et son sourire, lui et son éclat dans le regard. Mais c’est trop tard. Il l’a vue aussi. Alors elle s’engouffre dans le petit ascenseur. « Flip. Quelle surprise. » Petit sourire nerveux, le regard qui le fuit rapidement. Ne voulant pas prolonger le contact visuel. Elle se place de l’autre côté de l’ascenseur, Agnes, s’assurant de ne pas être trop près. « Le rez-de-chaussée, s’il te plaît. » Elle désigne le panneau d’un signe de tête, les yeux fuyants.

Il ne manquait plus que ça.

Ne manquait plus que l’arrivée de Flip dans cette journée pour vraiment bien la lancer. Agnes qui n’a pas du tout envie de le gérer, pas du tout envie de l’affronter. Ça fait remonter bien trop de souvenirs à la surface, des souvenirs que, pour une fois, elle aurait bien préféré oublier. Voir Flip, ça lui rappelle trop Henrik, ça lui rappelle cette soirée-là, ça lui rappelle quand tout avait dérapé. À quelque part, elle devrait être reconnaissante - grâce à tout ça, elle avait pu refaire sa vie, et se tranquiliser. Se retrouver, et profiter d’un peu de liberté. Mais à quel prix ? Et il a ce sourire sur le visage, bien trop amusé et content de la voir débarquer de nulle part. Lui, ça ne semble pas du tout le déranger comme rencontre impromptue. Il a une sale gueule pourtant, mais Flip n’avait jamais été du genre à avoir la mine basse, même avec le peu qu’Agnes le connaissait. Elle ne voulait pas du tout savoir ce qui avait causé ces blessures, ou dans quelles genres d’histoires il était embringué. Elle ne voulait plus rien savoir de cette famille, qui ne lui avait franchement jamais amené rien de bon.

« Tout de suite. » Il appuie sur le bouton, et Agnes tourne les yeux pour regarder droit devant elle. Menton relevé, dos droit - refusant de se tourner vers lui. Avec un peu de chance, elle aurait pu passer les prochaines secondes dans le silence, et tout simplement se défiler une fois les portes ouvertes. Mais bien sûr, Flip avait autre chose en tête. Rien de surprenant, venant de lui. « Qu’est-ce que tu fais là ? Rien de grave, j’espère. » Elle pince des lèvres, considérant la possibilité de ne pas répondre. Mais ce n’est pas son genre - trop polie pour ça. « Non. Juste des tests de routine. » Pour la blessure à la tête que ton imbécile de frère m’a donnée. Mais ça, elle le garde pour elle - nul besoin de mettre de l’huile sur le feu, après tout. Flip avait été poli jusque là, elle ne voulait pas faire la guerre. « T’as bonne mine, en tout cas. » Elle lui jette un regard rapide. Loin d’être surprise par son commentaire, après tout Flip était bien du genre à flirter avec tout ce qui croisait son chemin. Même si ça semblait plus être une politesse qu’autre chose, elle se méfiait de lui. « Je ne peux vraiment pas te rendre le compliment. » Qu’elle lance, en haussant légèrement les épaules.

Et alors, les portes s’ouvrent, et Agnes a presque envie de soupirer de soulagement. « Tu deviens quoi ? » Il ne bouge pas, bien décidé à prendre de ses nouvelles. Mais Agnes, elle, ne veut pas passer son après-midi à l’intérieur d’un ascenseur. « Pas grand chose qui pourrait t’intéresser, Flip. » C’est vrai, après tout. Sa vie n’avait rien de palpitant - pas pour quelqu’un comme Flip. Elle décide de ne pas l’attendre. « À une prochaine fois, peut-être. » Elle parle rapidement, la voix nerveuse. Le coeur qui bats vite, face à ce stress. Elle sort de l’ascenseur, réajusant son sac sur son épaule. Peut-être allait-il abandonner l’affaire, et la laisser partir. Peut-être allait-il la suivre. Mais elle devait au moins tenter le coup, avant que les choses ne deviennent vraiment malaisantes.

Elle ne sait pas trop d’où ça lui vient, ce courage d’autant s’affirmer. De montrer qu’elle n’a pas envie de rester, pas envie de parler. D’être sèche et d’être brusque, et de quitter l’ascenseur sans demander son reste. Et elle s’imagine déjà quitter l’hôpital pour retrouver le soleil à l’extérieur, la liberté pour l’accompagner, et la délicieuse sensation de ne pas avoir cédée par pur désir d’être polie. Elle irait chez elle, pourrait se préparer tranquillement jusqu’à rejoindre Joel, et passer une belle soirée en sa compagnie. Aussi simple que ça. Sauf qu’alors, une main lui prend le poignet. Elle s’arrête, se paralyse. Arrêtée dans son élan, et ramenée dans l’étouffement. « Attends. » Elle relève des yeux étonnés, sans doute un peu scandalisés. Trop choquée pour dire quoi que ce soit ou même se débattre, et elle se déteste de ne pas avoir un peu plus de flamme. Mais elle est comme ça. « C’est pas encore le rez-de-chaussée. » Et Agnes se tourne vers l’étage qui s’ouvre devant eux, surprise. Réalise que Flip a raison - qu’elle a voulu sortir au mauvais étage, par hâte de le fuir. Pince les lèvres, et décide de ne rien répondre. Le rose aux joues, d’avoir été démasquée. Raté, Agnes.

« À moins que tu préfères prendre les escaliers. T’en fais pas, va. Je comprendrais. » S’étant retirée plus loin dans l’ascenseur, elle lui jette un petit regard. Constate son sourire - doux, désolé. Sincère. En reste étonnée, bien qu’au fond elle ne sait pas pourquoi. Flip avait fait une erreur - ils avaient tous les deux fait une erreur - mais il n’était pas méchant. Ne l’avait jamais été, quand elle l’avait côtoyé. Juste un peu trop dragueur pour son propre bien. Et alors elle ne sait pas quoi répondre, et préfère se murer dans le silence. « Mais t’as tort, tu sais. Je suis sincèrement intéressé. T’as le droit de pas l’être. J’accepte ça. Mais ne me prête pas des mots. S’il te plait. » Et alors que l’ascenseur se remets en marche, Agnes ne peut pas réfréner son regard étonné. Franchement surprise du ton qu’il emploie, et la douceur qu’il semble lui donner. Ça pourrait cacher quelque chose, et elle aurait tendance à se méfier - mais elle ne le fait pas. Courbe les lèvres en un petit sourire. « Excuse moi. T’as raison. C’était pas très juste de ma part. » Son regard se glisse à nouveau vers le sol, un peu embarrassé. Le silence qui s’installe. « Je travaille dans une librairie. » Finalement, les mots lui échappent. De toute façon, ce n’était pas grand chose, de lui dire ce qu’elle devenait. « Et j’anime des groupes de soutien, dans un centre communutaire, quelques soirs par semaine. » Petit sourire poli pour ponctuer ses mots, alors qu’elle lui jette un regard. « Et toi, Flip ? » Toujours sur ses gardes, tout de même - peureuse d’avoir été prise pour une idiote, et d’avoir encore une fois été trop naïve.

« Ça te va bien. » Il semble sincère, toutefois. La voix relativement calme, et le sourire stable. Pas de lueur moqueuse dans le regard, et Agnes se dit qu’elle l’a peut-être jugé trop vite. Le souvenir de leur dernière erreur encore un peu trop douloureux, pour le château de cartes qu’il avait secoué. Elle se rappelle de cette soirée-là, elle a travaillé pour s’en rappeler. Mais cette fois, c’est différent. Le temps a passé, et la vie semble avoir été compliquée, même pour Flip. Amoché, sobre. Pour le moment, du moins. Peut-être qu’elle pourra vraiment avoir une conversation avec lui. Il suffit de mettre de côté qu’il est le frère d’Henrik - ne pas penser à ce dernier, et au vide qu’il sait creuser dans sa poitrine. Prendre Flip pour ce qu’il est - pour rien d’autre. Et il est gentil, en plus. Une gentillesse un peu inattendue, et pourtant peut-être pas si choquante. Flip n’était pas méchant, après tout. Pas comme certains pouvaient l’être.

Elle l’écoute tranquillement, alors qu’il donne de ses nouvelles. « Je suis sorti de désintox y a un petit mois de ça. Un mois et demi. Quelque chose comme ça. » Elle acquiesce, le regard tout de même un peu timide. Désintox. Ça lui semble tellement étrange, à Agnes. Mais ça semblait au moins lui avoir fait du bien, à Flip, peu importe la raison pour laquelle il en était finalement sorti. « Je me suis fait renverser par une voiture le même soir. » Elle relève des yeux choqués vers lui, sincèrement désolée. Le comble de la malchance, après ses efforts. « Rien de nouveau à part ça. J’ai pas de boulot. Je suis pas retourné à l’université non plus. » Les portes s’ouvrent, et Agnes quitte l’ascenseur, suivie de près par Flip. Les mots dans la tête, mais rassurée qu’il avait vraiment envie de juste ça - parler. « Je peux marcher avec toi ? » Elle hésite, juste une seconde. Ça serait facile de dire qu’elle est pressée, qu’elle doit rejoindre quelqu’un. Mais elle ne fait que sourire, au final. Sourire timide, mais sincère. « D’accord. »

Elle replace son sac sur son épaule, et emboîte le pas à Flip en direction de la sortie de l’hôpital. « Désolé pour ton accident. Sacré coup de malchance. » Qu’elle lui dit simplement, en lui jetant un regard. Les blessures encore un peu visibles, malgré le temps qui a passé. « Tu as l’air bien, quand même, depuis le temps. » Un peu plus stable. Un peu moins déluré. « Tu sais ce que tu vas faire, alors ? Tu comptes retourner à l’université ? » Elle se doute bien que ce n’est pas trop dans ses plans, mais elle fait la conversation. Déglutissant, alors que l’inévitable question passe ses lèvres. Jeu dangereux. Terrain glissant. Mais elle ne pouvait pas ignorer l’éléphant dans la pièce. « Comment va ta famille ? » Pas Henrik. Les autres.

Ou peut-être Henrik, aussi.

« J’aurais jamais cru dire ça un jour, mais… J’pense que c’était mérité. » Ça lui tire un petit sourire, à Agnes, tout de même. Au moins, Flip avait le mérite d’être conscient de ce qu’il était - malgré les écarts de conduite, malgré les erreurs, il n’était pas inconscient. Ça arrivait à tout le monde de perdre les pédales - peut-être pas aussi intensément que lui, mais Agnes était toujours prête à pardonner. Ou presque. Mais la sincérité de Flip la touchait, et son calme lui permettait de ne pas s’emporter dans ses souvenirs. Il était respectueux, tranquille, presque doux. Et ça permettait à la conversation de couler avec une facilité désarmante. Son sourire charmant - bien qu’il parvenait à sincèrement troubler Agnes, tellement il pouvait parfois ressembler à celui de son frère. Elle l’écoute doucement, alors qu’il parle de l’université. Pas sûr d’y retourner. Et elle lui lance un petit sourire timide. « Pas après ce qu’il s’est passé. » Et elle n’est pas certaine de savoir exactement de quoi il parle - les événements de la vie de Flip étaient flous, elle devait se l’avouer. Pas totalement envie de demander les détails, à cet instant, bien que ça l’intriguait tout de même. De bonnes raisons, certainement, pour qu’il soit parti aussi longtemps en désintox. Elle le saurait, en temps et lieu.

Et inévitablement, le sujet arrive sur la table. Elle demande, doucement, juste pour être polie. La politesse, plus que tout le reste, espérant que le sujet passerait rapidement alors que les portes de l’hôpital apparaissaient. Pas de raison de s’attarder. Mais elle était tout de même curieuse de savoir comment se portaient les Hoenikker, après ce temps passé à leurs côtés. « Ça va. Je crois ? J’pourrais pas vraiment dire. J’les ai pas encore tous revus. Mais j’pense pas qu’ils soient ravis de me savoir sorti. » Elle acquiesce, lentement. La légère amertume dans la gorge qu’elle ne peut pas trop s’expliquer. Les souvenirs, bien qu’un peu flous, des soirées passées avec la fratrie. « T’as des nouvelles d’Henrik ? » Et alors, le souffle se coince dans sa gorge, alors qu’elle relève les yeux vers Flip. Le tourbillon du hall d’entrée, où on se bouscule pour les rendez-vous et les urgences. Les visiteurs, les infirmiers, les médecins. Brouhaha régulier, autour d’eux. « J’suis désolé que ce soit fini entre vous. » Elle le toise. S’arrête soudainement de marcher, incapable de continuer. Quelque chose cloche, elle le sait. Flip ne dirait pas ça s’il était au courant. Il n’est pas au courant, qu’elle réalise.

Pas au courant que c’est Henrik qui l’a poussé dans les escaliers.

Elle déglutit, doucement. Replace son sac sur son épaule. Le reste de la journée devrait patienter. Elle ne pourrait pas faire à semblant, pas pour ça. Pas question de laisser Flip repartir sans lui dire la vérité. Ça ne serait pas juste pour elle, et pas pour lui non plus. « Tu ne sais pas ce qui s’est passé, hein ? » Elle lui demande, la voix un peu tremblante. Les grands yeux posés sur lui, un peu troublés par ce qu’elle va devoir lui dévoiler. Pas le choix, par contre. Elle ne peut pas le laisser repartir comme ça. « Viens. On va s’asseoir. J’crois que t’as besoin d’être assis pour ça. » Elle lui fait un petit signe de tête en direction du banc juste à côté. Elle serait bien allée respirer à l’extérieur, mais février est encore un peu trop froid pour ça. Prend place sur le banc, invitant Flip à faire de même. Le regard un peu nerveux, la gorge nouée. À peine capable de le regarder, elle doit l’avouer. « Je sais pas ce qu’on t’a dit, sur pourquoi moi et Henrik on a rompu. Mais je pense que tu es en droit de savoir. » Elle inspire profondément, s’efforcant de maintenir son regard. « Tu te souviens de… de la soirée ? Cette soirée-là ? Quand tu… quand tu m’as… Enfin. » Petit sourire nerveux. Pas besoin d’en rajouter, elle espère bien. « C’est ce soir-là que j’ai eu mon accident. Mais… ce n’était pas un accident, Flip. Pas vraiment. Je ne suis pas tombée. » La boule dans la gorge. Elle a peur d’aller trop vite. De tout précipiter. Mais elle a besoin de lui dire. Besoin qu’il sache la vérité. « Henrik m’a poussée. »