all of my demons are my friends --/ serpentine.

C'était gentil, de la part de son collègue. Un pur acte de charité, d'inviter également le petit nouveau à la soirée qu'il avait organisée. Joel n'avait pas refusé. Joel n'avait aucune raison de le faire — nulle part où aller, et la perspective d'agrandir ses horizons n'étant pas de refus. Il les avait suivis, sans un mot. Peu à apporter à la conversation. Les oreilles grandes ouvertes, le sourire facile et la répartie tranquille lorsqu'on lui demandait son avis. Quelques questions sur le noir de sa mémoire. Curiosité gênée — foutue gêne qui n'avait pas quitté la plupart des esprits. Pas jusqu'à ce que l'alcool ne prenne sa place, en tout cas.

La soirée avait avancé dans l'euphorie et la détente. L'ivresse progressive, que Joel n'avait pas partagée. Il les avait regardés, pendant un temps. Plus jeunes que lui, tous autant qu'ils étaient. Une conversation agréable avec l'une des serveuses — puis, lorsque son petit ami était arrivé et qu'elle avait laissé Joel en proie avec ses pensées, il avait décidé de filer. Filant dans les rues, en direction du métro. Ne prenant pas tout à fait le chemin inverse à celui qu'ils avaient empruntés pour venir. Se perdant simplement dans le dédale des rues new-yorkaises, et profitant de la fraîcheur nocturne.

Et il s'arrête, soudain. S'arrête à l'entrée d'une ruelle, sans trop savoir pourquoi. Le coeur battant calmement au fond de sa poitrine, mais son estomac se retournant étrangement. Ses yeux qui détaillent l'endroit. Peu éclairé, totalement inconnu. Et pourtant si familier. Et il ne bouge pas. Les yeux attrapés par la ruelle comme un papillon de nuit par la lueur vacillante d'une bougie. Le corps soudainement raidi. Mains au fond des poches, et l'esprit en haleine. La migraine partant sourdement, brusquement. Étreignant l'arrière de son crâne, avant de revenir presser son front. La paume qu'il y porte, instinctivement. Sourcils froncés par l'incompréhension. Tu t'en souviens pas. Tu t'en souviens pas. Tu sais pas c'que tu fous là.

Mais ton corps, oui.

Et lui, il sait qu't'as déjà été là.

Une soirée éprouvante, fatigante. Avec pour seule hâte de rentrer, de trouver le réconfort dans son plaid douillet. Ce soir, on lui a seulement demandé de danser. Personne à accompagner, juste ces regards insupportables à supporter. L'humeur et l'envie ont basculées de l'autre côté. Négatives. Un juste besoin de rentrer, de se reposer à s'en vider la tête. Cette vie qu'elle a choisi. Personne ne lui a imposé. Elle s'en veut d'être si grognon. Elle devrait même être reconnaissante pour tout ce que le clan lui apporte. Mais peut-elle seulement se consoler en se disant que tout les métiers ont leur part d'ombre ?

Il est tard, n'ayant aucune idée de l'heure affichée. Elle traverse machinalement les rues, connaissant son itinéraire par coeur, tel un pilotage automatique. Pourtant quelque chose de différent se dessine dans le paysage nocturne. Un silhouette se dessine, se tord. La scène a ce quelque chose de curieux et d'effrayant. Un instant, à observer. À essayer de comprendre. Elle ne comprend rien mais ses pieds l'emmène de plus près. « Tout va bien ?  » demande-t-elle naïvement de son petit accent italien. Pas de réponse. Juste cette danse. Ce corps qui se contorsionne. Non. Il n'a pas l'air d'aller bien mais la jeune femme ne sait pas quelle attitude adoptée. Serpentine a toujours été attirée par toute forme de danger. La peur est la base même de son adrénaline. Un combat éternel avec sa raison. Cette raison qui a beau lui crier de faire abstraction de ce qui se passe, sa curiosité l'empêche d'agir correctement. Elle reste là, cherche à comprendre ou à aider. L'italienne continue de se déplacer, pour finalement se mettre face à l'inconnu. Il n'a pas l'air de la voir, ni de l'entendre mais elle insiste : « Monsieur ?  » puis pose avec la plus grande délicatesse sa main sur cette épaule solide. Un contact avec la réalité. Un rappel. Certainement plus efficace que ces appels vocaux qu'elle lui adresse depuis ces dernières secondes.

Se retrouver dans cette vieille rue, avec un homme qui semble affecté. Encore une drôle d'idée. Un choix dénudé de bon sens. L'histoire de sa vie. Peu de chose l'impressionne encore. Accumulant au fur et à mesure que le temps passe, des expériences en tout genre. Un endroit sombre, peu amical et un homme. Des éléments qui ponctuent son quotidien. Alors elle attends, presque sereine face à ce qui se manifestera.

« Tout va bien ? »

Le monde est loin. La voix qui l'interpelle aussi. Tout ce qu'il sent, c'est la présence évoluant autour de lui. Incapable de l'imprimer, pourtant. Incapable de sortir de la faille temporelle, faille émotionnelle, dans laquelle il venait de sombrer. Les muscles tendus, crispés. Verrouillés. Le corps plus prêt que jamais de réagir, mais ne pouvant bouger. La voix qui devrait le ramener à la réalité. Mais la migraine a violemment frappé, le coupant de toute prise solide sur ce qui l'entourait.

Les yeux qui se ferment. L'accent italien qui a résonné dans ses oreilles n'est pas parti. Il a remonté son échine. S'est glissé jusque sur sa nuque. Ramenant à la surface un violent je-ne-sais-quoi. Poings se contractant doucement, et tentative de revenir au monde des vivants. De quitter le noir et la douleur, les deux seules composantes qu'il lui restait de sa vie d'avant. Respire. Respire.

Elle lui fait finalement face. Il sent le mouvement, et ça force ses yeux à se rouvrir. « Monsieur ? » Il la dévisage. Pas bien grande, pas bien épaisse. L'Italie au fond de la voix — et sans se l'expliquer, c'est familier. Mais lorsqu'elle pose sa main sur son épaule, il recule d'un pas. Se dégage, moins violemment qu'il ne l'aurait pensé. Calme, malgré ses dents serrées. Malgré la douleur qui enserrait toujours son crâne, et qu'il manifesta par une main portée à son front. Les paupières se referment. Le soupir, long, glisse d'entre ses lèvres. « Ça va. » Le monde déconnecté. L'impression soudaine d'avoir régressé, et d'être retourné au moment où ses yeux s'étaient ouverts sur la chambre blanche et aseptisée. Mais la rue était là. La gamine aussi. Et quand il rouvrit les yeux, de ces yeux perdus mais méfiants, son esprit n'avait pas encore fait le tri. Tentait de se remettre, peu à peu, de la secousse qu'il avait subie. Flash douloureux. Cris d'un autre temps. Coups d'une époque si lointaine, et pourtant si proche. « Où on est ? » La gêne, légère, que les mots passent ses lèvres. Perte de repères pourtant trop évidente pour pouvoir la cacher. Autant assumer.

Face à lui, elle attend. Le temps s'écoule lentement. Le décor semble s'animer tel un timelapse. Les lampadaires colorent la nuit, jaunâtre, teintée d'étranges nuances de vert. La ruelle dégage une forte odeur de souffre, cette odeur qui lui cisaille le nez. Pourtant, ils sont là, plantés comme des idiots. Inspirant le supplice. Son silence l'intrigue. Elle aimerait être dans sa tête et comprendre ce qui s'y passe. Elle cherche, encore, à résoudre le mystère.

Au contact de sa main, l'inconnu se raidit, comme traversé par une onde électrique. Il recule et laisse la main de l'italienne orpheline. Le contact est refusé. Une première pour la jeune femme mais au lieu de s'en vexer, elle reste captivée par ce qu'il se passe. Intriguée, comme une enfant qui découvre quelque chose pour la première fois. Deux mots sonnent. A travers un long soupir. Un agacement. La surprise se fige sur son visage. Le scepticisme lui brûle les lèvres mais elle se tait. Il reprend, brièvement. Elle lui répond, sur le même ton. « New York. Quartier du queens. Hiver 2019. » Son coeur sursaute. Elle ne pouvait s'en empêcher. À lui, ce destinataire qui semble hors du temps. Pendant quelques secondes, la peur lui serre la gorge mais elle veille à ne rien lui montrer.

Il n'a pas l'air saoul, mais n'a pas l'air dans son état normal. Ces rues, elle les connaît. Celles que chaque gang se partagent. Traîner ici le soir, n'est pas forcément une bonne idée. Ni pour lui, ni pour elle. Ils peuvent à tout instant, se retrouver mêler aux ballets des coups de feu. Peut être vient-il seulement chercher une dose ? A son tour, elle souffle. Détend un peu ses muscles et fouille dans son sac. Elle y sors lentement, comme pour lui annoncer qu'il n'y a aucun danger, une fiole d'alcool qu'elle lui tend naïvement. « Je ne sais pas ce que tu cherches mais tu as l'air d'avoir besoin d'un remontant. Je ne me drogue pas. Je n'ai pas de drogue. C'est juste de la vodka avec un peu de citron. » Bras tendu, elle attends. Encore. Une nouvelle fois. Ses yeux cherchent les siens. Elle, qui agit comme un petit soldat. Tendant ce que tout homme aurait besoin. Une bonne bouteille de vodka. Elle pense agir correctement. Elle pense faire ce qu'il faut. Elle est fatiguée. Elle veut rentrer. Ses jambes s'engourdissent après la longue soirée qu'elle vient de passer et tremblent légèrement par l'épuisement. Mais la voilà encore à faire passer les besoins d'un homme avant les siens.

« New York. Quartier du queens. Hiver 2019. »

Un espace, un temps. Les repères ramenés, doucement. Il regarde autour de lui, et ça lui revient. La soirée qu'il venait de passer, avec quelques collègues. Comment rentrer chez lui. Mais la ruelle ne lui en est pas moins familière, malgré l'absence de souvenirs qu'il en a. « Merci. » Ses yeux se sont égarés vers la rue, et il la fixe. La présence de la gamine à ses côtés qui n'est pas pour l'effrayer. Il prend une inspiration plus longue, au bout de quelques secondes. Détourne le nez, tandis qu'il l'entend commencer à fouiller son sac. Ses cheveux bruns, ses grands yeux. Simple petite chose. Jolie petite chose. Ayant eu le cran de s'arrêter, et d'essayer d'aider un inconnu qui plus est. T'as pas peur de ce qui pourrait t'arriver ? Car, il le sait : ici, quelque chose s'était produit. Pas de souvenirs de quoi. Mais c'était important.

Et ç'avait un lien avec le noir
Le blanc
Le vide.

Tout ça à la fois.

Elle tire une flasque de son sac, la lui tend. Il hésite, l'espace d'un instant. « Je ne sais pas ce que tu cherches mais tu as l'air d'avoir besoin d'un remontant. Je ne me drogue pas. Je n'ai pas de drogue. C'est juste de la vodka avec un peu de citron. » La bonne parole qu'il veut croire. Les étranges explications parvenant à le convaincre — et il tend la main pour prendre la flasque. La débouche, en renifle le contenu. Ça sent la vodka, ça sent le citron. D'accord. J'te crois. « Merci. » À nouveau. Un sourire simple. Un peu forcé, mais reconnaissant. Il prend une gorgée du breuvage. Ça lui brûle la gorge, mais ça le satisfait étrangement. Respire, Joel.

« Désolé pour ça. » Après une seconde gorgée, il essuie le rebord et lui rend la flasque. Ne sachant pourquoi la méfiance se dilue toujours à la confiance qu'il veut lui vouer. « J'ai perdu le nord, un instant. » Ce serait trop compliqué, de lui expliquer. L'amnésie complète, les flashbacks qu'il ne contrôlait pas — pas plus qu'il ne les comprenait. « Vous avez un accent. » C'est une remarque qu'il ne peut réprimer. Un besoin de comprendre pourquoi ça sonnait familier, malgré son habituelle réticence à vouloir progresser. J'connais ça. Ça m'fout sur la défensive, et j'comprends pas pourquoi.

D'où tu viens, dis-moi ?