Food Chain (Rex)

la fatigue lui courbe l’échine. rex avance la tête haute mais les yeux bas. dans ses mains, quelques-uns de ces sacs en papier marron que l’on distribue désormais dans les supermarchés, lui donne l’air d’un père de famille faisant ses courses matinales. en réalité, il vient de sortir d’une nuit entière de boulot, passée debout à refuser à des gamins l’occasion de leur vie. toute chose réfléchie, il déteste le métier de videur. peut-être qu’il pourrait essayer de trouver autre chose. au moins un job qui lui permettrait d’avoir une voiture. si c’est vrai que conduire à new-york n’est pas des plus agréables, le métro a tendance à s’emparer du meilleur de lui-même. descend alors dans les entrailles de la ville, excité à l’idée de sauter dans le premier train pour le quartier du queens qui ne dort jamais et s’autoriser une sieste bien méritée. autour de lui, personne ne lève la tête. les new-yorkais sont toujours dans une telle hâte. ils courent partout où ils se rendent sachant pertinemment que là où on les attend, le retard sera le même. posé sur le quai, à attendre, rex les regarde. des gens au visage mécontent, d’autres qui hurlent dans le combiné de leur téléphone – y’a pas de réseau dans les souterrains débile, pense rex - et puis cette gamine qui déambule aussi. au début, rex ne la remarque pas. pourtant atypique avec ses cheveux décolorées, ce n’est que lorsqu’elle s’adresse directement à lui qu’il réagit. de la monnaie pour le métro? rex hausse les épaules. il fouille dans ses poches et y trouve, parmi les cents, un billet de vingt dollars. « j’ai que vingt dollars. je pense pas que la machine prenne les billets. » il les lui tend quand même. il a ce faible plus qu’évident pour la jeunesse et tout ce qui lui apparaît fragile. généreux à l’extrême, il ne serait pas capable de lui refuser ce don. aussi, il se doute un petit peu qu’elle n’a pas seulement besoin de quoi payer le métro. si elle n’a même pas trois dollars sur elle, il ne souhaite pas imaginer sa situation. « t’as l’air un peu jeune pour mendier, non? » aucun jugement réel dans la voix, il demande surtout parce qu’il se pose la question. peut-être qu’il se trompe et qu’elle est juste une ado lambda ayant dépensé tout son argent de poche en starbucks. ça peut arriver, il suppose. toujours est-il que les habitants de new-york sont des monstres de fierté. dans la majorité des cas, si tu tombes à court de monnaie, frauder est encore préférable à s’humilier en courtoise mendicité.

elle accepte le billet mais c’est qu’elle a rien d’agréable cette gamine. au lieu de dire merci, comme elle le devrait, elle se montre direct agressive, les crocs sortis prêts à mordre. rex la regarde, plus surpris qu’énervé. elles ont un problèmes les ados du queens. elles mangent des déchets nucléaires ou quoi ? faut qu’elles se détendent. « dire merci ça t’arracherait la bouche ? » c’est bête de sa part de réagir comme ça. après tout, c’est lui l’adulte. mais bon, tout gentil qu’il est, les gens mal élevés, ça le saoule carrément. et puis il est déjà fatigué et prêt à s’irriter à la moindre contrariété alors miss sauvage devrait faire attention à ne pas trop pousser sa chance. et de toute façon, c’est quoi cette remarque frauduleuse ? quel genre de mec s’attendrait sincèrement à se faire sucer par une collégienne pour lui avoir filer vingt dollars ? certainement pas rex, en tout cas. lui, il porte le badge du mec cool. « si tu parles comme ça à tous ceux qui veulent bien te donner de l’argent, ça doit pas être très fructifiant ta mendicité. » des idées mieux que mendier, il en a peut-être pas, mais ce qui est sûr c’est que tirer une tronche de cent mètres et avoir l’air prête à planter le premier venu, c’est certainement pas le meilleure moyen de donner envie aux gens de partager ce qu’il y a dans leur poche. « t’es à la rue ou t’as juste plus d’argent de poche ? » question posée l’air de rien mais l’air de beaucoup quand même. la même curiosité sur ce qui ne le regarde pas. la volonté perpétuelle de résoudre l’énigme d’autrui au lieu de s’occuper de celle-là même qui le ronge. envie de jouer les héros et d’avoir quelqu’un d’autre à sauver, sinon lui-même.

et sans doute qu’elle a raison cette gamine, se dit rex. si – comme il commence à penser – elle est effectivement à la rue, y’a de quoi être tout le temps sur la défensive. et puis elle est frêle la nana, légère comme une brindille, du genre qu’on balaie rien qu’en soufflant un peu avec la bouche. alors forcément, dans la jungle de new york faut apprendre à faire ses armes. mais aussi vile qu’elle sonne quand elle laisse entrouvrir ses lippes, rex ne parvient pas à se sentir menacé. c’est qu’il est grand aussi et puis, les ado, il les prend bien trop en affection pour se méfier. il est le premier à le reconnaître, c’est pas le cas de tout le monde. dans cette ville, les habitants sont préssés et farouche plus que raison. personne ne fait confiance à la jeunesse de nos jours. on a toujours peur qu’il se révèle appartenir à la racaille, la fameuse dont on parle à la télé ; ceux-là même qui deviennent violent à cause du porno et des jeux vidéos. a force de l’entendre partout, la ménagère classique et son foyer finissent par y croire. et les mendiantes comme la demoiselle devant rex sont les premiers à en pâtir. mais bon, à la guerre comme à la guerre, suppose rex. et il a beau savoir qu’avoir de la pitié pour chaque âme en perdition qu’il croise ne va pas l’aider à changer le monde, il peut pas s’en empêcher. ça doit être un défaut dans son adn : le gêne du « j’ai le cœur trop gros et ça me rend con ». miss mauvaises-manières confirme ce qu’il pense déjà. ouais, les gens sont pas forcément généreux. et ceux qui le sont, pas forcément bien intentionnés. rex sourit. « heureusement que t’es tombée sur moi alors. c’est typiquement new-yorkais d’être un connard et moi, je suis pas né ici. » mauvaise excuse puisqu’il n’a passé que deux mois dans la ville qui la vu naître avant de mettre de le cap dans le queens probablement pour y mourir. mais plus que la pure vérité des faits – et comme à son habitude – il cherche surtout à rendre l’atmosphère un peu plus légère, à la faire marrer s’il y arrive. c’est pas qu’elle a l’air triste pourtant. au contraire, même. elle ose même un souire quand elle balance qu’elle est en effet à la rue. ça a pas l’air de la gêner plus que ça. rex, lui, ça l’étonne. si jeune et déjà sous les ponts ? marche ou crève, ça plaisante pas. « à te regarder, je dirais que t’as quatorze-quinze ans mais vu comment tu parles, je suppose que t’en as au moins dix-sept ? » dit-il d’abord, devinant au hasard son âge. ça devrait être facile pour lui ce genre de chose. c’est son mêtier, ce qu’il fait tous les soirs. mais parfois, il tombe sur des cas qui ont juste l’air si jeune. ou alors c’est lui qui se fait des films, manie du protecteur, à rajeunir son entourage pour se sentir légitime quand il joue les héros. « t’as faim ? » il lève sous ses yeux les sacs de courses qu’il tient en main, lui signifiant qu’il partagerait volontiers. « promis, c’est pas un stratagème pour te kidnapper. prend ce que tu veux. » il ouvre les sacs, lui laissant alors le choix de se servir – si elle le désire – dans son trésor du jour. « et ça fait longtemps que t’es à la rue? » il marque une pause, faisant mine de réfléchir. « je m’appelle rex, au fait. » lui donne son nom, pas certain que ça lui serve. la probabilité qu’il la revoit un jour avoisinant le zéro absolu. mais sait-on jamais, le queens sait se montrer providentiel parfois.

elle laisse apparaître un sourire et soudain, elle ne paraît plus si agressive que ça. juste une adolescente lamba avec une combativité un peu trop accentuée. il lui rend son sourire lorsqu’elle lui demande d’où il vient. « anse-la-raye à sainte-lucie. c’est une île des caraîbes. » son pays qui ne lui est rien sinon un lieu d’exil pour sa mère, une préfixe sur sa nationalité et un drapeau dont il n’a pas oublié les couleurs. pas d’amour pour la patrie qui l’a accueilli en son sein en ses premiers mois, rien d’autre que de l’indifférence, et c’est peut-être pire encore que de la haine. la petite mendiante, quant à elle, se dit new-yorkaise d’origine. c’est vrai que rex n’est pas surpris. ça explique tout dit-elle et ça le fait rire. oui en effet, ça explique pas mal de choses. les habitants de la grosse pomme, outre leur méchanceté, sont des débrouillards. il faut bien ça lorsqu’on grandit dans la jungle urbaine. aussi, pas étonnant que cette gamine s’en sorte relativement bien dans les rues et à son âge. dix-huit ans. rex fait la grimace. encore plus jeune que primrose, mais également l’âge où les services sociaux ne vous courent plus après. l’état a vite fait de détourner l’œil une fois que les moins bien logés affichent le numéro magique sur leur carte. « c’est pas très intelligent de refuser, tu sais. » il penche la tête, étonné qu’elle rechigne. revêche au premier abord, mais sans doute correct comme fille dans le fond. néanmoins, bien que ce soit une décision pleine de bonnes intentions, c’est aussi complètement stupide. il ne faut jamais refuser de la nourriture gratuite, surtout lorsqu’on est sdf. après tout, ça ne coûte rien. « je vais pas te forcer si tu veux pas, mais à ta place, je sauterai sur l’occasion. je sais pas trop comment tu vis, mais j’imagine que tu manges pas à ta faim tous les jours ? » une question débile, évidemment. il était bien rare de tomber sur des sans-abris parfaitement bien nourris.