come home / azhar

Le garçon vérifia pour la dernière fois qu’il se trouvait au bon endroit. Pas d’erreur, l’écran lumineux de son portable le lui confirmait. On disait qu’une fois une information postée sur Internet, elle y restait à jamais, comme de l’encre indélébile. Eh bien, s’il se basait sur l’adresse de l’atelier du jeune prodige de la peinture qu’était Azhar Adkins, cette théorie se confirmait. Surtout pour lui, Shiloh Rhimes, qui savait pianoter les bons mots-clés sur son navigateur pour trouver réponses à ses questions, en l’occurrence celle-ci : comment entrer en contact avec une personne célèbre? Affirmer que ses recherches n’avaient pas été longues et ardues serait mentir; or, Shiloh n’était pas un menteur. En revanche, il était un gamin astucieux et persévérant, deux qualités grâce auxquelles il se retrouvait ce soir devant un immeuble de quelque dix étages d’un quartier qu’il connaissait très peu — l’immeuble sur lequel le jeune monsieur Adkins avait jeté son dévolu, au début de sa carrière d’artiste peintre, pour y confectionner ses premières toiles, acclamées tant du grand public que des journalistes. Shiloh le savait; il avait lu les critiques. Il poussa un long soupir. Il connaissait l’étage de son atelier, très bien. Maintenant, oserait-il y entrer? Oserait-il aller jusqu’au bout de son plan, fomenté sur l’autel de son besoin de liberté, inhérent à la condition de tout être humain? Au moins, se rassurait-il, ce serait un véritable jeu d’enfant que de se faufiler jusqu’à sa porte. D’y attendre son propriétaire, dans l’éventualité où… Mais non. Il serait là. Il serait forcément là. Un peu d’optimisme, que diable! Ah, quelle expression débile! Il s’exprimait comme un vieux de quatre-vingt balais. Il se la pétait. Que penseraient de lui ses potes du lycée s’ils l’entendaient penser? Ses potes du lycée… Il ne les avait pas vus depuis un bon moment déjà, parce qu’il avait séché tous ses cours cette semaine, tout tourmenté qu’il était par sa décision de rencontrer Azhar en chair et en os dans un futur proche. Un sourire nerveux naquit sur ses lèvres tandis qu’il hésitait encore devant l’entrée de l’immeuble, son portable resté allumé. Le cœur battant, l’adolescent se décida par il ne sut quelle force mentale à franchir la porte d’entrée de l’immeuble, à la suite d’un jeune couple qui venait de s’y engouffrer. Ça y était, il était dans la place. Il replaça son sac à dos sur ses frêles épaules; quelques minutes plus tard, un vieil ascenseur bruyant le menait au septième étage. Sept, un chiffre magique, songea-t-il non sans ironie tout en s’avança dans le sombre couloir. Il n’eut le temps de faire quelques pas qu’une forte odeur de peinture agressa ses narines. Pas de doute, il ne s’était pas trompé d’adresse. Les mains tremblantes, le garçon frappa deux grands coups au numéro qu’il avait fini par associer, ces dernières semaines, à son grand frère — ce fameux grand frère qu’il lui tardait tant de rencontrer, de connaître. Il frappa. Et il attendit.

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Peindre est un échappatoire. Une porte vers l’ailleurs, vers le très loin. Et Azhar a besoin d’aller très loin. Il a besoin d’oublier l’ombre grise qu’il a si souvent trainé derrière lui. Il a besoin de changer, de devenir un mec meilleur. Quelqu’un de bien. Il a besoin d’oublier qu’elle est partie, aussi, et qu’elle a laissé son coeur en miettes. Mais c’est pour le mieux. La relation qu’il entretenait avec Scar était malsaine. Elle le rongeait, le rendait aigri et matérialiste. Scar, il en était amoureux. Mais c’était plus qu’une simple histoire d’amour. Elle était sa muse, celle qui posait pour lui. Il voulait qu’elle soit parfaite. Il était dur avec elle, sans doute trop. Ils se sont détruits, l’un et l’autre. Et aujourd’hui, tout est fini. Elle a disparu sans laisser de traces. C’est un mal pour un bien. Il va pouvoir renaître. Voir le monde autrement. Arrêter de n’être que l’ombre de lui-même. Il peint, Azhar. Mais il ne peint plus de femmes. Il peint l’abstrait, des sentiments, des ressentis. Les formes sont parfois concrètes. Oiseaux, fleurs, armes, larmes, triangles, ovales. Il compose des tableaux aux couleurs nouvelles. Il évolue, et sa peinture avec lui. Son pinceau étale doucement un bleu électrique dans une forme vague. Azhar est loin, mais on frappe à la porte. Il soupire, ramené à la réalité, puis lâche son pinceau avant de se rendre vers la porte d’entrée de son atelier. Il ouvre et se retrouve face à un jeune brun aux cheveux bouclés. Il réfléchit un instant, les sourcils légèrement froncés. « C’est toi qui m’a appelé pour passer un peu de temps à l’atelier ? » Un jeune passionné par la peinture l’avait appelé quelques jours plutôt, mais il l’imaginait plus vieux. Après tout. Haussement d’épaule, et Azhar qui lui tend la main. « Azhar Adkins, enchanté. Tu peux me rappeler ton prénom ? J’ai peur de l’avoir oublié. » Et il se décale sur le côté pour le laisser entrer.

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D’un instant à l’autre, la porte tournerait sur ses gonds, inexorable mouvement qui aux yeux du jeune Shiloh Rhimes, pourtant doté d’un esprit rigoureusement scientifique, semblait avoir été prémédité des siècles plus tôt, comme si sa rencontre avec son grand frère biologique devait arriver, coûte que coûte. Il ne savait pas à quoi s’attendre, exactement. Oh, bien sûr, il connaissait le visage du jeune homme qui se trouvait de l’autre côté de la porte. Il l’avait vu sur son écran de téléphone des centaines et des centaines de fois, à force d’écumer tous les pages Web dédiées au jeune prodige des beaux-arts. Mais il ne pouvait pas savoir quelle serait la réaction d’Azhar Adkins face à lui, gamin paumé aux bouclettes sauvages qui sortait littéralement de nulle part. Lorsqu’enfin la silhouette d’Azhar apparut dans l’embrasure de la porte, Shiloh retint son souffle malgré lui. Il resta immobile pendant quelques secondes, ému de rencontrer en chair et en os son grand frère biologique pour la première fois. Sa question le ramena à la réalité. Il se ressaisit en lui offrant un pâle sourire. « Oui, c’est bien moi. » Il avait usé de ce stratagème de peur que l’autre ne le prenne pour un demeuré s’il lui balançait la vérité en pleine figure, boum, comme ça. Il valait mieux, selon lui, y aller tout en douceur. Sans la moindre hésitation, l’adolescent lui serra la pince, ravi que son frère le traitât comme un égal malgré son jeune âge. « Shiloh Rhimes. Tout le plaisir est pour moi, » récita-t-il comme il aurait récité une citation célèbre. Le principal avantage d’une bonne éducation, c’est qu’elle vous prépare à vous mouvoir avec aisance en société, ce qui passait par les traditionnelles phrases de politesse. Sans un mot, il suivit Azhar à l’intérieur de l’atelier, où les émanations de peinture, plus fortes que jamais, agressèrent sans aucune pitié son nez et ses yeux. « Vous travaillez sur une nouvelle toile, monsieur Adkins? Me permettriez-vous de la voir? » s’enquit-il pour combler le silence. Autant jouer la carte de l’affabilité pour le moment, pour rester dans son rôle du passionné de peinture… à moins que ce ne fut un moyen de repousser à plus tard le moment ô combien fatidique de lui dévoiler la véritable raison de sa présence?

@azhar adkins