elle avait les yeux noirs, desquels on voit du bleu // cassie.

ABANDON/ il est parti sans un regard en arrière. la tête tourné vers l'avenir, un avenir sans elle. futur qu'il pense meilleur loin de sa famille. elle n'avait que quatre ans lorsqu'il a claqué la porte. la question est souvent revenues d'entre ses lèvres. il rentre quand, papa ? et son esprit n'aurait pas été endeuillé si la réponse n'avait pas été bientôt mon coeur, bientôt. une promesse jamais tenue. un mensonge sagement gardé. elle y a cru, la petite fille. jusqu'à ses quatorze ans, elle a pensé que son père reviendrait. c'est ce jour-là que tout s'est brisé. le jour où elle a compris qu'il n'était plus qu'une chimère. un mirage dans le désert de son enfance. un psychiatre pour enfant l'a longuement suivie, semaine après semaine. les stades de résurrection se succédant. le déni. la colère. la tristesse. l'acceptation. pour terminer par un désir de plaire, de ne plus jamais être délaissé. l'envie d'être parfaite, afin de ne jamais connaître de nouveau cette chose déplorable qu'on appelle l'abandon. MALADIE/ ce n'était qu'une douleur. des migraines. quelques visions embrumées. peu de tracas pour quelques malaises. jusqu'à l'examen, et la tombée du verdict. ça a été foudroyant. tumeur. petite forme sur une radio, de quoi bouleverser la vie d'une jeune adulte de vingt-deux ans. elle s'est battue, les chimiothérapies succédant à d'autres chimiothérapies. toujours plus épuisant, les veines à rude épreuve. et la voilà guérie. les larmes de joie coulent à flot alors que la mère bénie le ciel d'avoir épargné son enfant. de courte durée, malheureusement. il lui fallait retourner à l'hôpital, faire des examens. tous les six mois. la boule au ventre en entrant dans les locaux. la boule au ventre en en sortant. plus de dix ans plus tard, la merde est revenue. la tumeur est de retour. logée dans son cerveau, à l'endroit exact où les médecins l'avaient retirée des années auparavant. seulement, cette fois-ci, personne n'est au courant. ni sa fille, ni sa mère, ni son ex-mari. elle est seule face à la tumeur. pour n'alerter personne, elle n'a pas encore commencé sa guérison. le déni l'habite pour le moment, une fois de plus. LUI/ elle aurait aimé que ce ne soit qu'une histoire de jeunesse. les cheveux fous, les yeux hagards. les premières passions d'un coeur en pleine puberté. elle découvrait son corps, mutant qui se modifiait de jour en jour. elle se croyait femme lorsqu'elle se voyait à travers ses yeux. les yeux d'un garçon. le tout premier garçon. le tout dernier garçon. andrea. elle est tombée pour lui. ils se sont aimés instantanément, comme les acteurs dans les filles romantiques. elle était bien jeune, cassie. et la maladie ne l'avait pas encore rongée. l'émouvante, la sage, l'imperturbable. puis, après le premier baiser qui est toujours décevant des années après, tout s'accélère. le mariage. l'enfant. le travail. il faut vivre à fond, ne jamais arrêter de regarder devant soit. sauf que, cassie, elle ne voulait pas faire le chemin seule. c'était avec lui, qu'elle voulait avancer, en tenant les petites mains de leur fille. un modèle, une figure héroïque, des bras réconfortants. cassie n'en demandait pas plus. une présence. juste une présence. mais il n'était pas là. lorsqu'elle se couchait, l'oreiller mouillé de larmes, c'était avec effroi qu'elle sentait la fraicheur des draps. la froideur de l'atmosphère. la glace de son propre coeur. l'amour subsistait, mais la tendresse avait disparu en même temps que l'être aimé. le divorce est prononcé, mais rien n'est arrangé. il y a toujours ce besoin d'être à ses côtés. ce besoin de l'attendre, en sachant pertinemment qu'il ne reviendra pas. la peur qu'il ne revienne jamais. qu'il ne meurt sur place. ce n'était pas un morceau de papier qui la délivrerait de ses démons. ENFANT/ l'absence d'un père. la voilà abandonnée, à nouveau. alors, lorsque de ses pupilles enfantines, sa belle princesse lui demande il rentre quand, papa ?, c'est la déchirure. elle ne sait que répondre, elle n'a pas la réponse. alors, de sa voix de grande fille ayant oublié son enfance, elle rétorque bientôt mon coeur, bientôt. elle se déteste de lui faire subir ça. ce qu'elle-même a subit étant petite. sauf que, dans son cas, son père les avait abandonné pour vivre une vie meilleure, ailleurs. andrea partait seulement travailler. loin. loin des coeurs. cassie a tout fait pour que la petite ne manque de rien, devenant son centre d'intérêt. proches. très proches. une relation fusionnelle les unissait, jusqu'à ce que la petite devienne l'objet de toutes ses préoccupations. l'amour d'une mère n'a pas de borne, celui de cassie allait au-delà. PASSION/ ils filent devant elle, vitesse indescriptible. les trains. les gares. assise sur son banc, elle reste ainsi à regarder s'en aller les machines grande vitesse. des personnes se quittent, d'autres se rejoignent. les pleurs, les rires. et cassie aime leur inventer des histoires. elle voit deux amoureux, lèvres entremêlées. ils sont en train de ne rien se promettre. un vieil homme patiente, un roman de balzac à la main. un ancien université ? c'est un nouveau monde qui s'ouvre alors à elle. lorsqu'elle va mal, elle se rend dans cet endroit aux liens forts. et regarde passer les protagonistes du genre humain. quand elle n'est pas à son piano. les doigts chatouillant les touches noires et blanches du clavier. schubert. dvorak. beethoven. et la voilà apaisée. emportée dans les notes mélodieuses, elle se laisse aller à l'interprétation de ces compositions fantastiques. morte de sentiments, à mesure que le temps s'achève sous la pulpe de ses doigts. l'art en général. la musique, mais également la peinture. cassie peut rester des heures assises devant un tableau de manet. accroupie à observer une statue de pierre. ou bien, dans son ultime désir, à suivre de son ongle les lignes droites d'un merveilleux roman de chevalerie. la littérature, la peinture, la musique, le théâtre, l'opéra, rien ne manque aux cordes de son instrument. elle en veut toujours plus. jamais rassasiée. avide de connaissances, d'art, de beauté. TRAVAIL/ perdue dans une vie qui ne peut convenir. sur la voie de la réussite. cassie a obtenu son brevet de chiropracteur, heureuse d'exercer, de toucher de ses doigts à la douleur du monde. mais elle voulait plus. la chirurgie. la guérison. cette tumeur qu'ils lui avaient retirée, elle voulait la retirer à son tour de la vie des patients. cours par correspondance. stage dans un célèbre hôpital du queens. mais il est là, son tuteur. prêt à lui pourrir la vie à coup de tâches ingrates. elle ne peut terminer sa formation dans de telles conditions, pourtant, elle tient bon. répond en souriant aux remarques machistes de l'homme, et ne se plaint jamais de ce traitement incongru. patience. longueur de temps. elle sait qu'elle finira par atteindre son but, quoi qu'il arrive.